This article was originally published in English on GNET, the Global Network on Extremism and Technology.
By Laurence Bindner and Raphael Gluck,
Le journal de bord de Payton Gendron, auteur de l’attentat de Buffalo le 14 mai 2022 ayant causé la mort de 10 personnes et blessé trois autres, est un document important dans la mesure où il témoigne de l’état d’esprit d’un terroriste au cours des mois qui ont précédé son attaque. Ce journal de bord, constitué de messages Discord sur un canal où lui seul avait accès était destiné à être partagé. En effet, trente minutes avant son passage à l’acte meurtrier, Gendron a envoyé un lien d’invitation vers ce canal à une quinzaine de personnes. Il ne s’agit donc pas d’un journal intime stricto sensu, mais sa parole y est néanmoins libérée et on peut admettre qu’il y fait preuve d’une certaine transparence et spontanéité. Alors que d’autres ont déjà écrit sur l’idéologie qui a motivé cette attaque, par exemple sur la théorie du grand remplacement (teinté ici d’accélérationnisme), le présent article traitera des moteurs de la radicalisation de Gendron tels qu’ils transparaissent dans son journal. Certains points sont également abordés dans son manifeste, mais celui-ci reste essentiellement une reprise textuelle de longs passages d’autres manifestes, en particulier celui de Breton Tarrant, et offre moins d’enseignements sur les particularités de la radicalisation de Gendron.
Cet article est loin d’être exhaustif car le journal de bord, composé d’écrits mais également de très nombreuses captures d’écran, mèmes et liens divers, s’étend sur environ 700 pages et pourrait être exploité et approfondi sur de multiples dimensions. Les auteurs se focalisent ici sur quelques thèmes particuliers : la virtualisation de la radicalisation de Gendron, son oscillation entre doutes et détermination, ses griefs multiples et la faible estime de soi qu’il tente de palier avec la focalisation sur un devoir à accomplir.
NB- Les expressions entre guillemets sont des citations de Gendron.
Virtualisation du processus de radicalisation
Gendron affirme avoir passé « des années » en ligne. S’il émet quelques regrets à ce sujet, il indique que globalement autrui le mettent « mal à l’aise » et on peut donc raisonnablement penser que le virtuel a constitué pour lui un refuge. Néanmoins, son activité numérique s’est encore intensifiée à partir du début de la pandémie de Covid-19.
Gendron s’est essentiellement radicalisé sur internet au cours de ce que l’on pourrait nommer une forme virtuelle de radicalisation, essentiellement sur 4chan et dans une moindre mesure sur Reddit. Présent sur le forum /k/ de 4chan, ce qui témoigne d’un intérêt pour les armes, il a dérivé vers le forum /pol/ , d’ultra droite, suprémaciste et politiquement incorrect, lors des premiers temps du covid alors qu’il traversait une phase d’ « ennui extrême ». Comme certaines autorités l’ont souligné, les confinements ont engendré dans certaines sphères une fréquentation plus intense des écosystèmes radicaux, notamment à l’ultra droite, tant par oisiveté que par recherche d’explications alors que la période s’avérait très anxiogène– on note à ce sujet que Gendron indique avoir une « crainte extrême » du COVID, craignant de le contracter et de rester « handicapé à vie », et qu’il affirme que via ces plateforme, il a enfin eu accès à « la vérité », jusque-là oblitérée par les grands média.
Gendron est fortement imprégné par cette culture /pol/, comme en atteste son journal, perclus de mèmes divers, ainsi que par son champ lexical. Il écrit en effet quelques semaines avant son passage à l’acte, avoir l’intention de faire du « shitposting dans la vraie vie », témoignant du continuum, voire d’une forme d’imbrication de ses activité numériques dans le réel.
Également significatif, il indique qu’à chaque fléchissement de sa motivation, une fréquentation de quelques minutes de /pol/ suffisait à la redoper. L’emprise de l’environnement virtuel a ici, en plus de constituer un accélérateur de la radicalisation, contribué à l’entretenir et la raffermir.
Le rôle du virtuel a donc été fondamental en amont de l’attaque mais également au cours de celle-ci. Fort de la curiosité et de la fascination qu’avait exercé sur lui la vidéo de l’attentat de Christchurch, il a minutieusement préparé son livestream, convaincu de l’effet démultiplicateur de la diffusion de son attaque et de son impact « mille fois supérieur ». Déterminé à passer le flambeau pour des actions à venir inspirées par la sienne, il a même réfléchi à choisir sa plateforme de diffusion en fonction de son audience par âge. Twitch a ainsi été préférée pour sa fonctionnalité d’accès au livestream sans disposer au préalable d’un compte (qui en réalité est également possible sur Facebook), mais surtout pour la jeunesse de son audience, comparativement à celle Facebook que Gendron qualifie de « boomers ».
Dernier élément notable sur ses activités virtuelles : Gendron a estimé quelques semaines avant l’attaque qu’il devait effacer une partie de son historique de publications sur Discord afin que ces publications « meurent avec lui ». Cet effacement d’historique numérique a été observé chez d’autres assaillants peu de temps avant un passage à l’acte. Ainsi Abdullakh Anzorov avait-il effacé son historique Twitter quelques semaines avant d’assassiner Samuel Paty en octobre 2020 – comportement inhabituel dans le champ numérique qui, associé à d’autres paramètres, doit alerter plateformes et autorités.
Oscillation entre doutes et détermination
Le deuxième élément intéressant dans ce témoignage : l’oscillation entre la détermination à commettre son attaque et ses crises de doutes, oscillation qui fournit des enseignements sur le processus décisionnel et la bascule dans le passage à l’acte.
Persuadé que la race blanche court un danger existentiel il est convaincu qu’il est désigné pour une mission et, régulièrement, il réinterprète le passé à la lumière de cette attaque à venir. Selon lui, tout y mènerait : cette attaque serait l’aboutissement d’une succession d’expériences et de vécus.
Le sentiment que cet acte est pour lui une destinée se heurte néanmoins à des doutes et une angoisse croissante, qui se traduit par des crises de paniques, des insomnies, des nausées. Au fil des semaines transparait dans son journal la tension entre cette peur, ces doutes, et une forme de renoncement à lutter contre qu’il perçoit comme sa mission, comme s’il était « pris au piège dans ce destin » sans échappatoire ni possibilité de faire marche arrière. Il est comme happé dans un engrenage inéluctable déjà enclenché, et il lui parait que « [sa] vie entière serait en pure perte si [il] renonçait », comme s’il était déjà trop avancé dans le processus.
Parallèlement, ses craintes sont multiples : la peur de mourir, la peur de ne pas mener la mission à bien, celle du héros qui s’opposerait à lui, la peur de ce que serait sa vie après l’attaque et la tension plus globale entre doute et « devoir ». Affirmant n’avoir aucun grief contre ceux qu’il prévoit de tuer, du moins au niveau personnel, il affirme « chercher désespérément un signe qui le dissuaderait de passer à l’acte » et implore Dieu de le lui envoyer.
Il écrit qu’une dichotomie s’est opérée entre ses émotions (qui lui suggèrent qu’il existe « une autre voie » [que cette attaque]) et sa logique indiquant qu’il n’existe aucune autre issue. Si l’émotionnel reconverge vers la logique après avoir consulté 4chan (cf supra) il indique également à un certain point ne « plus ressentir d’émotions » car tout lui semble « faux », comme s’il progressait de manière mécanique et désincarnée dans ses préparatifs.
L’alternance de messages concernant ces préparatifs et les doutes est également notable, comme si cet ancrage dans le concret et les éléments matériels oblitérait ses états d’âme.
Des griefs multiples
Les griefs de Gendron ne restent pas limités aux populations noires. Tout d’abord de ses écrits transpire un antisémitisme violent, obsessionnel. Les Juifs seraient à l’origine du grand remplacement, le COVID serait « en grande partie juif ». Gendron parle de religion juive, de race juive, mais également de comportement juif, citant ainsi des personnalités non juives pouvant être « considérée comme telles » . Gendron convoque les clichés habituels liés aux Juifs, interchangeant les adjectifs juif et fourbe et jugeant les Juifs intrinsèquement coupables. Il ne cache pas son admiration pour Louis Farakhan, bien qu’il soit noir, pour sa rhétorique antisémite. Gendron avait émis l’hypothèse de cibler une synagogue sans y donner suite il pensait initialement passer à l’action le 15 mars, date anniversaire des attentats de Christchurch, tombant en semaine et selon lui pas idéal pour cibler une synagogue.
Prégnance du conspirationnisme, détestation des élites, référence à l’éco fascisme, négationnisme, la radicalisation de Gendron est protéiforme, conforme à ce que décrivent les autorités sur l’évolution de la menace : entrelacs des moteurs de radicalisation et imbrication entre griefs personnels et haine idéologisée.
Enfin, fait notable, Gendron manifeste son admiration pour les islamistes violents, qui auraient selon lui le courage de « renoncer à vivre pour leur idéologie ». Cette forme de respect de la sphère d’ultra droite pour l’autre extrême (qui procède non seulement d’une optique accélérationniste mais également de l’exaltation d’une ultra violence assumée) apparait régulièrement en ligne, avec entre autres des hommages aux figures tutélaires du djihad (e.g. Ben Laden) ou des emprunts à l’iconographie djihadiste dans des mèmes d’ultra droite.
la faible estime de soi compensée par l’idée du devoir à accomplir
Gendron avait une vision dégradée de lui-même et pessimiste de l’avenir, qui le ramenait sans cesse à l’idée de son attaque ou du suicide, deux idées qui ne s’excluent pas mutuellement, puisque il envisageait de manière claire la possibilité de mourir durant l’attaque.
Gendron dénigrait fréquemment ses capacités intellectuelles. Un test pouvant qu’il avait une forme d’autisme est rapidement partagé, mais la mention de cet autisme est omniprésente et systématiquement utilisée comme auto dénigrante.
L’une de ses préoccupations est que l’acte soit qualifié de folie, ce qui en ôterait la teinte idéologique et la portée politique qu’il souhaitait inspirante pour d’autres, dans son sillon. Cette crainte a déjà été observée chez d’autres (par exemple chez Youssef T auteur de l’attentat de Colombes, France, en avril 2020) afin de viser à renforcer la qualification d’action terroriste. Comme Youssef T. , dont l’expertise psychiatrique atteste des nombreuses vulnérabilités, Gendron est persuadé que la situation (pour la race blanche) se dégrade inexorablement. Il considère dans ce contexte le suicide comme la seule alternative possible à cette attaque et à bien des reprises, semble hésiter à mettre fin à ses jours.
Le mépris et le dénigrement de soi se situe tant au niveau intellectuel que physique. Il surveille son poids, critique ses sourcils. Et pourtant son journal de bord est perclus de selfies ou il arbore sa tenue de combat à mesure qu’il en réceptionne les éléments – comme pour se donner une contenance et s’ancrer dans une mission.
Une autre caractéristique notable est la solitude de Gendron, qui indique entretenir des rapports compliqués avec les autres. Il évoque ses parents avec distance, voire aversion. Il indique en avril se sentir « complètement déconnecté de son passé », avoir l’impression qu’on l’a « contraint à ingurgiter des souvenir qui lui sont supposément liés ». Ce sentiment de déconnexion ou de désarrimage de son histoire personnelle et familiale n’est pas anodin et, mutatis mutandis, a déjà été observé chez d’autres, en particulier Salah Abdeslam, comme souligné par son expertise psychiatrique. Dans le cas d’Abdesam, ce désarrimage s’est produit dans le cadre d’un rapprochement « de ses frères en islam », Gendron, lui se définit comme très proche de Tarrant qu’il considère comme un mentor et un inspirateur.
Si chaque cas de radicalisation est unique, celui de Gendron comporte des marqueurs et tendances rappelant le parcours d’autres radicalisés qui ont basculé vers l’action violente. Une analyse en profondeur de ces éléments par des experts de la radicalisation, de la prévention et du désengagement, ainsi que par des psychologues et experts en science comportementale apporteraient des enseignements riches sur les motivations profondes d’un terroriste et ce qui, peut-être, aurait pu être entrepris pour qu’il renonce à son projet mortifère.
Laurence Bindner is a founding partner of JOS Project, a platform of extremist and terrorist propaganda analysis. Laurence is a member of the UN CTED Global Research Network and was an auditor at the IHEDN (Institute for Higher National Defense Studies) in Defence Policy in 2019-2020. On Twitter @LoBindner.
Raphael Gluck is a founding partner of JOS Project. With a background in web development & social media marketing he has spent the last years researching terrorist and hate group abuse of the internet & social media platforms. On Twitter @einfal.
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